En complément à mon interview d’Emanuele Pellizzari, je vous propose un point de vue légèrement différent, par implantation géographique et profil.
Maurizio Oviglia est grimpeur, équipeur, auteur de topos et journaliste spécialisé très connu en Italie. Piémontais s’étant implanté il y a des dizaines d’années en Sardaigne, il est historiquement le principal responsable du développement de l’escalade sportive dans l’île. Il est aussi très impliqué dans le Club Alpin Italien, et à partir des années 2000, son activité se tourne davantage vers le trad et l’escalade en fissure: une sorte de retour aux sources, si l’on considère que sa région natale, le Piémont, abrite des sites historiques pour ce type d’escalade, tels que la Valle dell’Orco. Je vous signale aussi sa chaine youtube avec des intéressants tutos pour l’équipement en partant du bas.
Maurizio, peux-tu présenter brièvement ton activité d’équipeur?
J’équipe depuis environ 1984. à ce jour, j’ai ouvert plus de 3000 longueurs, principalement en Sardaigne. Mais j’étais aussi parmi les premiers équipeurs de Sicile et du Piémont. J’ai ouvert des itinéraires partout dans le monde, tant en falaise qu’en grande voie ou big wall.
Dans votre région, comment financez vous l’équipement? Y a-t-il un problème de pont de vue?
À ce jour, on peut dire que seulement 20% des itinéraires équipés en Sardaigne sont « financés »: je ne parle pas seulement par des organismes publics, bien sûr, mais aussi par des cagnottes entre grimpeurs, ou par des opérateurs touristiques. Pour le reste, ce sont les équipeurs eux-mêmes qui achètent le matériel.
En tant que équipeur, as tu déjà dû négocier l’accès aux falaises avec des municipalités ou des propriétaires privés? Quelles difficultés as tu rencontré? Quelles ont été les objections les plus fréquentes? Les conséquences juridiques d’un accident font-elles partie des préoccupations exprimées?
Le problème commence à peine à apparaître à l’horizon, mais pour le moment, il a toujours été possible de l’esquiver. Lorsqu’une municipalité finance un équipement, elle se charge de vérifier la situation cadastrale et de demander les autorisations environnementales nécessaires. Sinon, quand on équipe de façon autonome, nous n’avons jamais rien demandé.
Il est cependant déjà arrivé que des propriétaires ayant en un premier temps consenti à la fréquentation d’un site, aient changé d’idée après publication du topo, le nombre des grimpeurs dépassant largement leur imagination. Cela m’a créé plusieurs problèmes, car en tant qu’auteur du topo, j’ai été menacé de plaintes si je n’avais pas procédé par tous les moyens à rendre l’interdiction publique. Il est également arrivé que les propriétaires présumés d’un terrain ne veulent pas qu’on fréquente une falaise, refusant toutefois de la clôturer ou de délimiter le terrain d’une autre manière, ce qui n’a aucune valeur légale en Italie…
Dans les zones où t’es le plus actif, existe-t-il une forme d’institution qui représente officiellement les grimpeurs?
Théoriquement, la CAI (club alpin italien) est la seule association qui pourrait actuellement représenter des grimpeurs, mais dans les faits ce n’est pas le cas et les tentatives dans ce sens sont restées coincées dans des culs de sac bureaucratiques. Il y aurait la volonté d’avoir des falaises promues et gérées par le CAI, mais cela pose alors des problèmes juridiques, actuellement insurmontables.
Comment ça marche ailleurs en Italie? Y a-t-il un fonctionnement homogène ou les choses fonctionnent-elles différemment selon le lieu?
Je dirais qu’il n’y a pas de différences substantielles, autres que celles liées à la densité de population dans les différentes régions. L’équipement d’une nouvelle falaise pourrait être beaucoup plus compliqué en Lombardie qu’en Sardaigne. Pour cette raison, ici en Sardaigne nous avons récemment été envahis par de nombreux équipeurs non locaux, y compris des étrangers: dans leur pays d’origine, équiper n’est pas si simple…
Quid des conflits liées à la protection de l’environnement?
Dans certaines régions, les conflits liés à ce sujet sont plus nombreux que dans d’autres… Cela dépend plutôt de la «force» du mouvement écologiste dans une zone, que de son effective richesse environnementale. Théoriquement, partout où il y a des contraintes environnementales, on pourrait arriver à l’extrême de ne plus pouvoir rien faire, à part regarder la nature depuis un écran, assis dans son salon. En réalité, un compromis acceptable doit être trouvé, et cela dépend du bon sens des écologistes mais aussi des grimpeurs. Si je déclare vouloir équiper 1000 voies dans une zone d’intérêt communautaire (natura 2000), je dois m’attendre à des problèmes. Et ces interdictions risquent par la suite de s’étendre à des falaises auparavant libres d’accès. Il ne faut pas exagérer, c’est pourquoi je dis depuis un certain temps qu’il vaut mieux avoir un nombre limité de lieux de pratique, mais bien maitrisés et entretenus, plutôt que de multiplier sauvagement les falaises.
Quand je vivais encore en Italie, je me souviens que du «modèle français», nous avions des informations fragmentées, rares et déformées. À un certain moment, nous avons commencé à parler de falaises « certifiées », car nous voyons que la FFME avait élaboré des normes d’équipement. Que peux tu nous dire à ce sujet?
En tant que CAI, nous avons envisagé une éventuelle certification des falaises depuis la fin des années 90. Cela n’a pas abouti, les différences d’opinion étant trop importantes. Et au final, il faut le dire, en tant qu’Italiens nous aimons l’anarchie… La FASI (FFME italienne), après une tentative à cet égard, s’est rapidement retranchée dans l’escalade en SAE. Les guides, en revanche, ont récemment pris l’initiative. Je sais qu’ils ont commencé à donner des cours d’équipement et ont rédigé un protocole déposé auprès du CONI (équivalent italien du CNOSF). Mais je ne pense pas que cela aboutira à une certification des falaises, car au fond, peu de monde la demande. Pour l’instant, l’idée que chaque grimpeur doit assumer complétement les risques de l’escalade outdoor reste majoritaire en Italie.
En tant que équipeur, penses tu qu’il est possible d’évaluer de manière précise la probabilité d’accidents dus à l’évolution naturelle de la roche, à la manière d’un ouvrage d’ingénierie?
Pour le moment, je ne pense pas. Mais il est possible de faire comprendre aux organismes financeurs que, comme tout artefact, le travail devra subir une maintenance dans un délai de X ans. D’autre part on peine à aboutir à un consensus entre équipeurs: des protocoles uniformes seraient peut-être nécessaires, mais d’autre part, en Italie, on n’en veut pas vraiment…la liberté nous est trop chère!
Pensez-vous que « le grimpeur lambda » se rend en falaise sans jamais se poser de questions sur la résistance des prises et des points d’assurage? Ou alors il y a une prise de conscience du problème, même si quand on est dans le feu de l’action on n’y pense pas?
Plutôt que de « grimpeur lambda » je parlerais de « génération indoor ». Quand on grimpe en salle, on s’attend à ce que les prises ne se détachent pas et que la sécurité soit parfaitement maitrisée. Lorsqu’un grimpeur ayant débuté en salle commence à grimper dehors, il s’attend à trouver une situation similaire. S’il trouve un équipement aéré ou un rocher pas parfaitement purgé, il ne comprend pas, et bien souvent il se fâche contre l’équipeur, de la même manière qu’il irait se plaindre chez la direction de la salle où il pratique – pour laquelle en revanche il paie son entrée, alors que la falaise est gratuite. Mais heureusement il y a aussi plein de grimpeurs ayant plus d’expérience, voir une pratique éclectique qui inclut la montagne, et ceux-ci ont forcement une approche différente.
Du point de vue du rapport au risque d’accident et de responsabilité, crois-tu que l’activité sur la falaise est plus proche de l’alpinisme ou de l’escalade en salle?
Je dirais que si nous nous rapprochons d’un concept de responsabilité tel qu’il existe dans une salle, dans une logique de service payant, on va en rester prisonniers à jamais. Soit nous prenons tous conscience que dehors le risque ne peut être éliminé et nous assumons nos responsabilités, soit on casse définitivement le jouet. Même lorsque je sors de chez moi à pieds, et je traverse la route, j’assume des risques…
Il me semble que ces dernières années, ton activité s’est de plus en plus tournée vers le trad, non seulement pour ta pratique personnelle mais aussi en tant que « développeur » de sites. Est-ce juste une question de mode et de goût personnel, ou y a-t-il une réflexion plus ample derrière ce choix?
Quand je fais quelque chose, ce n’est jamais sans raison. Enfin, j’exagère un peu: j’ai ouvert plein de voies juste par le plaisir de le faire, sachant bien que personne n’irait les répéter. Mais ces dernières années, la plupart du temps, je me déplace avec une idée précise et j’essaie de soutenir ma vision de l’escalade auprès des autres grimpeurs. Dans le cas du trad, j’ai essayé par tous les moyens de promouvoir une manière différente de grimper, car à un moment j’ai eu l’impression qu’en Italie la mentalité sportive engloutissait tout, à la fois culturellement et physiquement: dans le sens qu’elle avait vocation à occuper tous les bouts de rocher disponibles. À partir du début des années 2000, j’ai commencé à m’intéresser au « clean climbing » en voyageant dans les pays anglo-saxons et j’ai œuvré pour proposer le trad aux jeunes générations, en tant que « pratique alternative ». Et il faut le reconnaitre, beaucoup d’entre eux ont réagi avec enthousiasme! Paradoxalement, les moins satisfaits de ce tournant étaient « les anciens », c’est-à-dire ceux de ma génération… Ils avaient peut être l’impression que ces jeunes viennent envahir leur terrain de jeu? Il faut dire que se faire surclasser par des petits jeunes ayant déjà un bon niveau de base, qui ont juste eu besoin d’apprendre à placer des coinceurs pour devenir vraiment bons sur tous les terrains, ça doit piquer! 😉
As tu déjà eu des accidents d’escalade qui ont impliqué un passage à l’hôpital? Si oui, tu étais correctement assuré?
Oui, j’ai eu de nombreux accidents. Ces derniers temps, surtout en faisant du bloc. Cependant, en tant qu’instructeur national du Club Alpin, je suis bien assuré…
Crois tu que l’affaire Vingrau et la fin de l’expérience des conventions en France auront un impact significatif sur la réalité italienne? Existe-t-il des cas similaires en Italie?
Pour le moment, je ne pense pas. Pour ce qui est d’accidents similaires, le cas le plus frappant est celui qui s’est produit à San Vito. Dans cet accident, le relais était posé sur un bloc de rocher qui s’est détaché quand le grimpeur s’est mis en tension…le grimpeur est donc arrivé au sol avec le bloc de rocher, sa copine n’ayant pas pu retenir une telle charge. Mais le grimpeur a survécu. Si la victime était décédée, une instruction judiciaire aurait certainement eu lieu. Et si le travail avait été financé par une institution, l’équipeur aurait été impliqué. Mais même dans ce cas je ne sais pas si on serait arrivés à une condamnation, du moins au pénal. Même en faisant un rapport géologique en phase d’équipement, on sait que les roches peuvent changer, se fracturer. Et en Italie, nous sommes bien dans ce pays où les viaducs sur les autoroutes payantes s’effondrent, et personne n’est condamné, donc…
Jolie interview. Merci Gian !