J’ai commencé à grimper à la fin des années ’90, en Italie, par le biais d’un « cours d’initiation à l’alpinisme » de mon Club Alpin local.

Pendant quelques années, je ne grimpais qu’en falaise, une ou deux fois par mois, en compagnie d’un ami de lycée et de quelques connaissances. Mon niveau était stable, à la frontière entre 5 et 6. Puis, en rapide succession, deux évènements majeurs vinrent bousculer cette routine : je décidais de m’inscrire à la micro salle de bloc locale, et j’achetais la première édition du manuel d’entrainement « Jollypower », qui me préconisait une cure à base de poutre, pangullich et circuits sur le pan. Quelques mois plus tard, j’enchainais ma première voie dans le « 7 », un mur de 15 mètres bien teigneux et à doigts.

Ayant récemment fait l’acquisition de la deuxième édition du livre, j’ai donc naturellement envie d’en présenter le contenu au public français, d’autant plus qu’il est assez différent de ce vous allez trouver dans les librairies spécialisées, de ce côté des alpes.

Qui est « Jolly », et pourquoi c’est important…

Alessandro Jolly Lamberti grimpe Le Minimum, 8c, Buoux.
« Jolly » grimpe Le Minimum, célèbre 8c de Buoux.

Avant de parler du contenu du livre, il convient d’en présenter rapidement l’auteur : Alessandro « Jolly » Lamberti. Romain, né en 1964, il commence à grimper avec son père à l’age de 10 ans. Au Club Alpin, on le surnomme rapidement « Jolly » (Joker, au sens de la carte de jeu) en raison du fait qu’il est un partenaire de cordée fiable et talentueux sur à peu près tout type de terrain. Dès le début des années ’80 Il fait partie du petit milieu des grimpeurs locaux, qui se tourne de plus en plus vers l’escalade en falaise et la performance, et qui est marqué par la rivalité explosive entre ses deux figures de proue : Stefano Finocchi et Andrea di Bari. L’ambiance est chargée en testostérone, et pour les deux rivaux, comme pour les secondes files, ce qui compte est de mesurer leur virilité symbolique à son de premières ascensions, répétitions, cotations annoncées et décotations : aucune place n’est laissée au romantisme, qui s’adapte mal à la personnalité des protagonistes de ce microcosme, et des romains plus en général. Cette période est aussi propice à tout type d’expérimentations concernant les entrainements « loin du rocher », dont Jolly dit qu’elles étaient souvent erronées et contre-productives.

Au fil des années, Jolly s’insère à son de réalisations entre les deux chefs de bande, jusqu’à en dépasser définitivement les performances : 8a en 1986 avec une « première » volée, 8b en 1988, 8c en 1994, 9a en 2001 (premier italien dans le « 9 », et première répétition de Hugh aux eaux claires). Bien qu’il semble accorder une importance particulière aux performances réalisées lors de voyages, son approche de l’escalade est sans doute marquée par la fréquentation de la falaise de haut niveau la plus proche de Rome, Grotti : un hybride entre Margalef et Franken au centre de l’Italie, dont le conglomérat propose une escalade traumatisante et très en force sur bidoigts et monos. Il a aussi une carrière de compétiteur à l’international, qu’on peut considérer en légèr retrait par rapport à ses performances de falaisiste.

Il est guide d’haute montagne depuis 1994 et dirige une salle d’escalade depuis 1998, au sein de laquelle il a entrainé des générations de grimpeurs romains.

Comme nous verrons par la suite, l’approche « Jollypower » est profondément marquée par ce vécu : en particulier, on y retrouve une attitude très concrète et orientée vers le résultat « numérique », et ce que j’appellerais un véritable culte…

L’approche Jollypower, ou le culte de la force

Maitriser la charge est un point important des entrainements de force

Dans les chapitres d’introduction, Jolly nous présente la philosophie de base de son système d’entrainement, avec lequel, il nous dit, « la ménagère enchaine son premier 7c et le retraité son premier 8a ». Tout d’abord l’auteur nous précise que la méthode proposée est le fruit d’observations empiriques et expériences qu’il a mené sur soi-même et sur des nombreux élèves/cobayes : bien que des textes et études scientifiques soient cités, ceux-ci viennent plutôt corroborer les convictions de l’auteur, plutôt que les fonder.

Cet homme peut sans doute soulever sa cousine 50 fois.

LA qualité physique fondamentale selon Jolly, celle sur la quelle il faut travailler, c’est la force. Il faut la privilégier car non seulement avoir plus de force nous permet de passer des crux plus difficiles, mais aussi car, je cite, « si je peux soulever un fiat 500 une fois, je peux sans doute soulever ma cousine 50 fois » : en d’autres termes, plus j’ai de « marge » sur les mouvements, plus je suis résistant, sans avoir travaillé spécifiquement la résistance !

Jusqu’à là, pas de grosse surprise : il est communément admis, de nos jours, que la force « spécifique », en particulier celle des fléchisseurs des doigts, est à la fois la qualité qui mieux prédit les performances en escalade d’un individu, exactement pour les raisons invoquées par Jolly, mais aussi celle qui prend le plus de temps à se développer. Conséquence logique, c’est à elle qu’il faudrait dédier le plus de temps possible, dans une logique de progression à long terme.

Les choses deviennent plus intéressantes si l’on se penche sur la façon de développer cette qualité et sur le « facteur de la force » à privilégier. Selon Jolly, un grimpeur à tout intérêt à se focaliser au maximum sur les composantes neuro-musculaires de la force, c’est-à-dire sur la capacité du cerveau et du système nerveux d’envoyer le bon message aux muscles. Deux raisons de cette attention spécifique sont invoquées :

  1. En améliorant son efficacité neuromusculaire, on a une augmentation de résultat à « zéro frais », en termes de masse corporelle : les muscles ne grossissent pas, et on ne devient donc pas plus lourd. Il n’est un mystère pour personne que pour grimper fort, il vaut mieux être plutôt léger que costaud…
  2. En escalade, les « freins » d’ordre neuromusculaire peuvent jouer un rôle plus important que dans d’autres disciplines : en particulier, toute une série de reflexes d’auto-protection limitent nos performances sur des préhensions douloureuses ou franchement traumatisantes, comme par exemple…les fameux trous de Grotti !

Jolly nous déclare aussi quelle est, à son avis, la stratégie la plus efficace pour travailler en cette diréction : la pliométrie, soit, en escalade, tous ces exercices au pangullich qui prévoient une phase de « chute et rebond ». De façon égale et contraire, les entrainements isométriques (tels que les blocages) sont selon Jolly moins efficaces, et les concentriques se situent quelque part au milieu. Enfin, Jolly nous met en garde quant au fait que les stratégies les plus efficaces, en termes de rapport effort/résultat, sont aussi bien souvent les plus risquées en termes de blessure.

Sans doute plus surprenante, pour le public français, sera la position de Jolly sur la résistance : selon Jolly, il est contreproductif de (trop) l’entrainer en salle, sauf pour les compétiteurs. Une première raison invoquée est que le type de « rési » que l’on développe en mur à corde est très spécifique et se transfère précisément seulement en compétition de diff’ : ce n’est pas le cas en falaise, où selon notre auteur il est plus important de « bien grimper », d’avoir un bon mental et de gérer son rythme. Par conséquence, la « rési de falaisiste » se développe au mieux en grimpant beaucoup en falaise, avec une attention particulière à la fluidité du geste. Jolly nous dit « en avoir marre » d’entendre des falaisistes se plaindre de leur manque de rési, alors que visiblement ils grimpent avec peu de fluidité, lentement, et en proie à toute une série de blocages mentaux, de la peur de la chute à l’anxiété de performance.

L’autre raison est que les entrainements rési « à muerte » sont assez lourds pour le physique et finissent par compromettre la « fraicheur » du grimpeur et la possibilité de se concentrer avec profit sur autre chose (c’est-à-dire : sur le travail de force la semaine et…l’enchainement de projet le weekend). Si vraiment il faut en faire, Jolly nous conseille de manier ces entrainements avec parcimonie, en privilégiant la qualité : longs répos entre chaque montée et focus sur le rythme, l’optimisation du geste et la gestion de l’intensité, plutôt que sur l’explosion d’avant-bras et la quantité de séries.

Cette conception « anti-rési » n’est pas une nouveauté dans l’absolu, il est d’ailleurs communément admis que le pur travail de « power endurance » est une stratégie efficace seulement pendant quelques semaines (4 à 8), pour atteindre un « pic de forme » très spécifique. Ce qui me semble marquant, c’est plutôt la radicalité avec laquelle cette conception est exprimée, et le fait qu’elle prend totalement à contrepied « l’amour des bouteilles » qui est bien répandu dans l’hexagone, en particulier dans les salles à corde (j’ai vu, entre autres : des voies dures grimpées après une pré-fatigue en isométrie à la poutre, des doubles montées dont la première sert déjà à « exploser » le grimpeur, des circuits intenses répétés en fractionné, avec le but de réduire les temps de repos à chaque séance. Trois exemples parfaits de ce que l’entraineur italien nous déconseille).

En grimpant l’équivalent du « Nose » en une semaine, vous aurez réalisé un mini-cycle de capacité aérobie locale.

En revanche, Jolly nous incite à nous focaliser sur ce qu’on appelle communément « continuité », ou plus précisément « capacité aérobie locale ». C’est la qualité qui nous permet de récupérer rapidement nos forces dès qu’on peut « délayer » sur une prise, et qui s’entraine avec un gros volume de grimpe à intensité modérée à moyenne (=telle qu’on se met « un peu les bouteilles », mais pas trop). A titre d’exemple, l’un des entrainements proposés est le défi du « km vertical en une semaine », soit 50 voies de 20 mètres, ou 100 de 10, etc. Les paragraphes dédiés à cette qualité sont assez détaillés en explications scientifiques, mais me semblent sensiblement identiques à ce qu’on peut trouver ailleurs : c’est pourquoi je ne vais pas en donner un compte rendu exhaustif. Il est important de mentionner un seul point: dans toutes les séances de « conti » proposées, le livre met davantage l’accent sur des notions techniques telles que la fluidité du geste et le relâchement, que sur les composantes physiques.

Un répertoire d’exercices impressionnant

Le cœur du bouquin est constitué par des description d’exercices illustrées, qui constituent une « trousse à outils » très riche et diversifiée. Leur description sera accessible à toute personne ayant une compréhension rudimentaire de l’italien, même si dans des nombreux cas, le visuel est suffisant.

Les exercices sont classés selon le support d’exécution : sur un mur de bloc « à l’ancienne » (ou un…spray wall, comme on l’appelle de nos jours !), pangullich, poutres de différents types, barre de traction, anneaux et trx, corps libre, moonboard, system wall.

J’en donne ci-dessous quelques exemples en images.

Le « livre de recettes », ou les programmes d’entrainement

Un exemple de programme sur 4 semaines. Noter que pour le weekend, il conseille beaucoup de grimpe a intensité modérée, en cherchant le relâchement.

La troisième partie est à mon avis la plus intéressante de l’ouvrage, car elle se différencie le plus d’autres manuels en commerce. Sans nous avoir évalué personnellement, Jolly prend le risque de nous proposer des fiches d’entrainement détaillées, à suivre à la lettre ou presque, classées en fonction de plusieurs paramètres : niveau du grimpeur, supports d’entrainement utilisés, durée des séances, objectifs ciblés. Au total, on compte environs 180 propositions, dont la plupart se passent de toute notion de « périodisation », c’est-à-dire de l’idée que sur un horizon de 4 à 12  mois, on devrait alterner des cycles dédiés à des qualités physiques différentes, de façon à optimiser un « pic de forme » à un moment bien précis de l’année. En effet, Jolly nous propose plutôt des programmes « équilibrés » de 4 semaines (3 de charge et 1 de repos), qui tiennent compte de notre grimpe du weekend, et qu’on est censés pouvoir reproduire à l’identiques sur toute l’année. Attention, cela ne veut pas dire que Jolly ne reconnait aucune valeur à la périodisation et à la recherche d’un « pic de forme » saisonnier. Il faut plutôt comprendre que dans son expérience, ce n’est pas ce qui convient au « grimpeur lambda ». De plus, il nous fait bien quelques propositions « périodisées » sur plusieurs mois : seulement, elles sont destinées essentiellement aux plus performants et aux compétiteurs, les seuls qui normalement voient un l’intérêt d’atteindre leur meilleur forme à un moment clé de la saison compétitive, ou quand on s’attend à avoir « bonnes condis » sur les falaises locales.

Tableau de classement des programmes selon niveau, outils et objectifs.

Quoi qu’il en soit, je n’ai vu aucun autre livre d’entrainement qui prenne le risque de cette approche basique et immédiate : si l’on veut, on peut l’ouvrir directement à la description des « niveaux » pour déterminer le sien, chercher un programme compatible avec ses contraintes pratiques, et commencer à s’entrainer en moins de 15 minutes de feuilletage ! Évidemment il faudra adapter le programme à son ressenti, le livre lui-même nous conseille comment faire : en adaptant le nombre de séries dans chaque exercice et/ou en transformant une séance en deux « mini-séances ». Autre conseil important : surtout en ce qui concerne les séances de force, il vaut mieux en faire un peu moins que l’idéal, plutôt que trop…bref, ce qui compte est de travailler à la bonne intensité, plutôt que de compléter le programme coûte que coûte.

« Tazio il Biondo », un exemple de « champion d’entrainement » parfaitement assumé. Malgré plusieurs records du monde de tractions, les performances sur rocher de cet homme ne dépasseraient pas le 8a.

Revers de la médaille, en Italie cette même facilité de prise en main a créé une petite population de « champions d’entrainement » qui atteignent un potentiel hallucinant sur les agrès spécifiques, mais peinent comiquement à le concrétiser sur rocher. J’impute cela à une lecture peu attentive de l’avant-propos du livre et en particulier de l’affirmation qu’avoir de la rési en falaise, c’est essentiellement une histoire de « bien grimper » et d’avoir le bon mental : certains ne comprennent pas que pour que le « système » proposé fonctionne, il faut entendre cela au sens de « divinement bien » plutôt que « passablement bien ».

Paradoxalement, Jolly lui-même déplore régulièrement les « conséquence collatérales » de son œuvre, dans des nombreux articles de son blog.

Est que le système Jollypower fonctionne, et pour qui ?

Belgarath, 8b « historique et indécotable » de Finale. 15 mouvements du sol à au relais, ma voie plus dure à ce jour.

Dans mon expérience personnelle, il n’y a aucun doute : les entrainements proposés dans le livre sont efficaces, même quand on ne les suit pas à la lettre et on se limite à en copier la philosophie générale.

Il faut cependant préciser le type de résultat qu’on obtient avec cette approche, car il ne pourrait pas convenir à tout le monde.  Comme esquissé en introduction, la première édition de Jollypower m’a profondément marqué, non seulement car il m’a projeté vers la recherche de performance et l’entrainement, mais aussi car il a très probablement défini quel genre de grimpeur j’allais être. En effet, mon point de force sont les efforts « entre voie et bloc » : soit des blocs à rallonge ou traversées, soit des voies avec des sections difficiles relativement courtes (5 à 15 mouvements), entrecoupées de bons repos.

Mon intime conviction est que cet amour des sections courtes soit moins la conséquence de ma génétique, que de la philosophie Jollypower qui, comme on a vu, donne une importance prioritaire à deux aspects de la performance en escalade. D’une part, il s’agit d’« apprendre à forcer », tant avec les séances d’entrainement qu’avec un travail mental dont l’objectif est de se mettre en condition de « tout donner » au moment clé de la performance. De l’autre, il est question de développer un geste fluide et « rentable ». Avoir internalisé cette conception de la performance m’a très bien appris à « être le plus économe possible quand je force le plus possible », moins à gérer ce qui se passe (mentalement, physiquement et techniquement) quand il faut composer avec les bouteilles pendant 20, 30 voir 40 mouvements à la suite.

Autre conséquence importante, ce genre de points de force s’expriment au mieux en après travail ou en flash, alors que pour se sentir performant à vue il faut trouver « la » voie avec la bonne filière énergétique (des alternances « section-repos » vraiment marquées) .

En raison de cette expérience personnelle mais aussi de ce que j’ai observé chez mes compatriotes qui s’entrainent avec ce système, je conseille donc l’achat de « Jollypower » à une catégorie de grimpeurs bien précise : les « weekend warriors » qui travaillent des « projets » ambitieux en voie ou bloc les samedis et dimanche, et veulent maximiser la « rentabilité » du temps dédié à l’entrainement pendant la semaine – surtout si vos falaises locales proposent peu d’efforts hyper-résistants. Viennent ensuite tous ceux s’inscrivent dans une logique similaire, par exemple celle de travailler un seul projet pendant plusieurs jours, lors d’un voyage. Plutôt un public adulte et ayant une expérience de grimpe de quelques années, donc. Les résultats chez ce genre de sujets seront parfois spectaculaires.

En revanche il y a un risque de déception pour deux autres catégories. Tout d’abord, les grimpeurs avec peu d’expérience et une gestuelle imparfaite risquent de se joindre aux « champions d’entrainement » dont je parlais plus haut, du moins s’ils ne se dédient pas au perfectionnement technique autant qu’aux exercices sur les agrès. D’autre part, les résultats de l’approche Jollypower seront aussi décevants pour tous ces grimpeurs qui font de la capacité d’encaisser un volume important d’escalade difficile une clé du plaisir : je pense aux compétiteurs des catégories dont les qualifications se font en format « contest », mais aussi aux falaisistes qui veulent cocher le plus grand nombre de voies « de niveau respectable » au cours d’une journée en falaise ou d’un séjour. Ce livre me semble au contraire viser le résultat ultime, « LA » perf’ de la semaine ou du mois, et bien moins la quantité : si pour vous enchainer une dizaine de voies d’une cotation est plus satisfaisant qu’en plier une seule à la cotation supérieure, Jollypower ne vous donnera aucune recette révolutionnaire, et le fait qu’il insiste beaucoup sur des entrainements de force maximale, pour lesquels il faudrait limiter le volume afin de garder de la fraicheur physique et mentale, risque de vous conduire soit à la frustration, soit au surentrainement et aux blessures.

Le livre est à ce jour disponible uniquement en italien, mais il reste accessible comme première lecture dans la langue de Dante et Petrarca. Il s’accompagne d’un deuxième volume plus théorique, dont la lecture sera donc plus ambitieuse, qui est dédié à l’étude du mouvement en escalade, des facteurs mentaux de la performance et des spécificités de l’entrainement pour les compétitions.

Lien pour acheter.