Bruno Detassis (1910-2008) a sans doute été la figure de proue du développement de l’escalade dans les Dolomiti di Brenta, massif annexe des Dolomites proprement dites : en effet, si à l’origine on parle bel et bien de la même formation rocheuse, les glaciers et la rivière Adige ont creusé une vallée séparant nettement les deux groupes de montagnes. Par rapport aux « vraies » Dolomites, le Brenta a, parmi les grimpeurs italiens, réputation d’offrir une qualité du rocher globalement meilleure, et un cadre plus sauvage, relativement préservé du développement de l’industrie du ski.
Originaire de Trento, fils d’ouvriers, Detassis découvre l’alpinisme rocheux à l’adolescence, en répétant entre autres l’ascension du célèbre Campanile Basso, clocher hyper esthétique, d’une verticalité presque parfaite, dont les parois s’élèvent sur environs 400 mètres. Grimpeur talentueux et inspiré, il s’impose au fil des années 1930 comme le principal moteur de l’exploration des parois du massif, qu’il parcoure avec une logique d’ouverture imparable : « chercher le facile dans le difficile ».
Son activité d’ouvreur à la fois intense et très concentrée sur le massif, couplée de son rôle du refuge Brentei pendant plusieurs décennies, où il était de fait devenu le « gardien du temple » des parois locales, ont valu à cet alpiniste discret le surnom de « Roi du Brenta ». Son ancrage local et le peu d’intérêt pour le jeu médiatique, dans une époque qui était pourtant friande d’héros et acrobates, expliquent aussi le fait que son nom soit un peu moins familier que d’autres en dehors du nord de l’Italie et des passionnés du massif. En comparaison, Cassin est mondialement connu pour les ascensions extraordinaires qu’il a réussi partout dans les alpes et ailleurs, Gervasutti pour avoir opéré dans un massif transfrontalier, et Comici, bien qu’un peu oublié de nos jours, a bénéficié a dans l’entre deux guerres d’une exposition médiatique privilégiée, du fait de son adhésion ouverte et convaincue au régime fasciste.
Profitant de quelques jours de vacances début septembre, d’une visite à ma famille en Italie du Nord, et avec l’excuse de se préparer à une visite en Jordanie prévue pour l’hiver, avec ma compagne on est allés répéter deux de ses voies les plus célèbres : l’interminable Via delle Guide au Crozzon de Brenta, et l’eponyme Via Detassis en Brenta Alta. Cette dernière est considérée par certains comme le chef d’ouvre absolu du légendaire maître des lieux.
Pour la Via delle Guide, qu’on a gravi « nez dans le guidon », avec de plus un petit erreur d’itinéraire sur la fin de la descente, je ne donne pas de topo exhaustif, mais juste quelques suggestions :
- La météo estivale du Brenta est caractérisée par des brouillards et des légères averses (quelques gouttes) même sur les jours de « grand beau » anticyclonique. Doudoune légère et veste coupe-vent/imperméable sont le strict minimum en plus que le vestiaire adapté aux conditions annoncées par les sites météo.
- La voie est très, très, trèèèèès longue, on parle de plus de 800 mètres ! Il est indispensable de se garder une marge très conséquente sur le niveau annoncé (V+…calculez un bon 6a « falaise » pour la longueur dure, et un ensemble en 5a-b. Explications plus bas concernant les cotations). Évidemment, il faut aussi être plus qu’à l’aise en terrain d’aventure, et savoir grimper et maniper vite…ou plutôt très vite. Chaussons hyper confort de rigueur. Il est très intéressant de parcourir les longueurs faciles de la fin en corde tendue, en utilisant des bloqueurs pour protéger la chute du second.
- Eau de fusion de neige au départ : il est presque sûr d’en trouver. En revanche le sommet peut se révéler désespérément sec.
- Jeu idéal : friends en simple du « petit bleu » (0.3) au « grand bleu » (3), privilégier des totem/aliens/zeros dans les petites tailles. Jeu de câblés : utiles surtout les tailles moyennes. 8 à 10 dégaines à rallonge. 4 sangles de 120 avec mousqueton, cordelette en rab’ et couteau. Doubler 2-3 friends de petite/moyenne taille rajoute du confort mais n’est pas indispensable. Marteau et pitons : uniquement si on envisage une réchappe…
- Misez sur un bivouac au sommet et redescente le lendemain. Il y a une cabane pour 4-5 personnes au sommet mais attention, les places seront chères un jour d’affluence ! Une nuit à la belle étoile, ou très serrés dans l’abri, n’est pas exclue à priori. Vaut mieux être proche de son partenaire de cordée : derniers arrivés au départ de la voie, nous avons passé une nuit pas si confortable serrés à deux sur le seul matelas de 60cm de large resté libre!
- Le rocher est globalement excellent : cependant, une cordée devant vous mobilisera sans doute quelques cailloux en équilibre précaire sur les vires, surtout dans la partie haute. Cela fait un joli bruit de fusée…
- Bien que les pitons en place ne soient pas si nombreux, le tracé est très logique et peu paumatoire, l’essentiel est de bien repérer l’attaque (fissure caractéristique à droite d’une tache jaunâtre, sur la gauche de la face, en remontant le couloir Neri sur environs 50-100m) ainsi que les deux – trois petites traversées sur vire. Sur la fin, visez la droite du sommet. Globalement, la voie vise la deuxième coulée noire de la face (de la gauche vers la droite)
- Il y a plusieurs possibilités de descente : la première et plus classique par rappels, vires exposées et escalades-desescalades jusqu’à Cima Tosa, et ensuite descentes sur les refuges Pedrotti ou Agostini, selon votre préférence ; la deuxième par des rappels du coté opposé à la voie (probablement le mieux si vous rentrez à Brentei) ; et enfin par des rappels sur l’arête Nord. Renseignez vous au préalable sur toutes ces possibilités : il n’y a évidemment pas de panneaux signalétiques et sans une connaissance globale du terrain il est assez facile de suivre la mauvaise file de cairns ! Pour preuve, dans le brouillard, depuis Cima Tosa nous avons suivi la trace nous menant à Agostini…itinéraire qui pourtant ressemblait assez bien à la description textuelle dont nous disposons pour descendre à Pedrotti, où nous avions une réservation ^^.
- Astuce bonus : Vous serez sans doute plus rapides et efficaces en vous organisant sur des « blocs » de longueurs en leader fixe, plutôt qu’en réversible. L’astuce consiste dans le fait que le second récupère tout le matos sur une sangle qu’il passe ensuite au leader. Quant à lui, le premier de cordée range au baudrier le matos qui reste sur cette sangle une fois qu’il a rejoint le relais suivant…l’échange de matériel au relais se résume donc à un « échange de sangles » et ne dure que quelques secondes.
Via Detassis en Brenta Alta.
Dans l’ensemble, il s’agit sans aucun doute d’un chef d’œuvre qui mériterait d’être plus connu, en dehors des affectionnés du massif. On y trouve un rocher béton (même si en sortie, les zones moins raides présentent des tas de détritus « posés »), zéro patine, un grain hallucinant…le tout dans une paroi raide et gazeuse, avec un cheminement vraiment astucieux et engagé.
Pour les recommandations générales concernant vestiaire, météo, trucs et astuces, vous pouvez reprendre en bloc ce que j’ai déjà dit ci-dessus pour la voie au Crozzon. Pour le matériel, prévoyez quelques dégaines en plus (une douzaine : les longueurs dures sont plus équipées). Ici aussi, la fin est facile et se prête à la corde tendue.
L’appui logistique idéal est le Refuge Pedrotti, situé à 40 minutes de l’attaque et moins de 10 minutes de la fin de la descente. Le personnel est compétent et passionné, la cuisine excellente avec une petite touche « bistronomique », même si les portions sont moins pantagruéliques qu’ailleurs. La proximité du refuge fait qu’il est possible de grimper avec un seul sac pour deux. Topos en libre consultation et photos des faces principales, avec tracés des classiques, complètent les atouts du refuge.
Même si la Detassis ne fait « que » 500 mètres, son niveau est sensiblement plus élevé que celui de la voie au Crozzon : en dehors de la sortie, c’est souvent soutenu dans le V-VI, et la longueur clé en VI+, un mur fissuré bien « conti », pourrait se voir attribué un 6c contemporain en certaines falaises, voir plus avec une cotation « discount ». Si en ouverture elle a été sans doute grimpée en « point par point » il ne faut pas sous-estimer l’exploit qu’elle représente pour l’époque : cela revient tout de même à quelque chose de l’ordre du 6b obligatoire, le tout avec une corde de chanvre nouée directement à la taille et des semelles en corde, comme des espadrilles. Une véritable pièce de musée de l’histoire de l’escalade…
Pendant tout le tracé, la devise du facile dans le difficile est respectée à la lettre, mais cela pourra faire tourner la tête au grimpeur contemporain : les détours et les traversées abondent, et les longueurs rectilignes ne sont qu’une minorité.
Note : la cotation Welzenbach « classique » utilisée dans le coin, et donc dans le topo ci-joint, décrit la difficulté d’un passage isolé, pas de la longueur dans son ensemble !!! Le caractère « rèsi/conti » de certaines sections n’est donc pas pris en compte et surprendra le grimpeur moderne, qui évolue en escalade libre sans s’arrêter sur les points.
Approche
Depuis Pedrotti, prendre le sentier 303, que l’on quitte une fois en vue de la face NE. La voie attaque vaguement à la verticale du sommet principal, environs 20 mètres à droite d’une zone de toits jaunes. Un piton avec cordelette est visible à proximité du sol, et la ligne de lames qui remonte en diagonale de droite à gauche est évidente. 30-40 min du refuge.
Descriptif
L1 Suivre de droite à gauche le système de lames sui coupe en diagonale le dièdre du départ (V), traverser à l’horizontale voir en légère descente, et sortir sur la vire du relais par un autre court dièdre. 35m.
L2 Dièdre bouché par un devers, on le quitte par la gauche, ensuite on revient au relais sur la droite. V+ 25m.
L3 On contourne les surplombs par la gauche, et après une zone de dalles compactes on traverse à droite sur vire. V+ 40m
L4 Monter la courte fissure et traverser à droite sur la vire suivante. Un pas de IV, 20m.
L5 Traverser à droite sur environs 5 à 10m, monter une zone de rocher sombre et travaillé par l’eau (V), revenir par la gauche au plus facile. Rocher magnifique. Relais à niveau d’un petit dièdre. 30m
L6 Traverser en horizontale à gauche. Un seul pas de IV en franchissant un dièdre/couloir, 35m.
L7 On poursuit la traversée sur vire, en passant derrière une lame, jusqu’à un cairn au pied d’un dièdre noir. 20m. Il convient de faire L6 et L7 en une seule longueur, avec éventuellement quelques mètres de corde tendue.
L8 Dièdre fissuré en rocher sombre, magnifique (VI-), on le quitte par une rampe diagonale sur la droite (V, peu protégeable). 30m
L9 Court dièdre, rétablissement sur le haut d’un pilier (grosse lunule) ensuite pas de bloc en dalle fissuré (tricam coincé et pitons, VI). Relais à droite sur vire. 30m
L10 On traverse quelques mètres, on franchit un court surplomb (V) et on retraverse à droite au relais. 20m
L11 Longueur clé, la plus difficile mais aussi l’une des plus belles de la voie. Mur en rocher compact et fissuré. Très vertical et soutenu dans le VI+, plusieurs pitons (espacés de minimum 3-4 mètres, tout de même. Friends petits et moyens utiles). Vers la fin il faut savoir trouver le chemin, au lieu de monter tout droit… Effort soutenu, probablement du 6b/c contemporain, sans exagérer dans la cotation. Rien à envier au Verdon, avec 40 ans d’avance!!! 35-40m.
L12 Longueur du pendule. Monter le dièdre sur 5 à 10 mètres, en le quittant sur la droite quand les faibles traces de passage et les prises de pied en suggèrent la possibilité. Arrivés à deux pitons reliés avec cordelette (visible depuis le dièdre) et maillon, on fait manip’ avec l’une des deux cordes. On continue en traversée à un deuxième assemblage avec maillon, que l’on peut simplement clipper avec une dégaine. D’ici, soit on désescalade en diagonale vers la droite (VI-: ce n’est pas si dur, mais il faut de l’intuition) soit on se fait mouliner et on fait un pendule. De la vire en contrebas à droite, on remonte toujours en diagonale à droite, vers un relais sur deux pitons (plus ou moins à hauteur des assemblages avec maillon). Ne pas se protéger dans cette dernière section (facile) sous peine d’un tirage monstrueux ! Le second sera assuré par une corde qui le tire vers le relais, et par l’autre, passée dans le maillon, qui lui laisse du mou à fur et mesure : prévoir deux systèmes d’assurage distincts, l’un pour chaque corde (par ex, nœud de cœur ou poulie-bloqueur pour l’une, reverso pour l’autre).
L13 Monter à un petit dièdre déversant, le quittant vers la droite par un réta physique (un pas de VI-). Relais à la base de la grande cheminée. 30m
L14 Cheminée. Après un pas plus raide que les autres (V, à environs 35m du relais), passer sur le mur prisu à gauche et monter en diagonale au relais. 45m.
L15 Traverser, enjamber un dièdre-couloir et traverser sur vire jusqu’à une grosse lunule. Il est tentant de monter, mais pour suivre la sortie originale il faut rester bas, le cheminement global de cette longueur est presque horiontal! III. 40m
L16 Descendre à une vire 3-4 mètres plus bas que la précédente, et continuer à traverser sous un petit toit (III ou IV selon les appréciations). Relais à construire (lunules) à la base de l’évident « dièdre couloir » qui marque la sortie de la voie – 40 à 50m en fonction d’où l’on fait relais.
L17 à L19 Remonter le dièdre-couloir au plus facile, en évitant les pas les plus raides par la gauche. Attention à ne pas provoquer des chutes de pierre !!! Nous avons parcouru cette section (environs 120 mètres) en corde tendue, en posant un point tous les 15-20 mètres environs – pas évident de se protéger plus que ça. Aucun équipement en place.
Descente
D’abord par un évident couloir en direction Sud (droit vers le refuge), quelques désescalades courtes mais exposées. On arrive sur une première grande pente détritique. On suit les cairns et les quelques traces. Avec un cheminement en oblique qui tire franchement à droite (face en aval) et ensuite à l’horizontale en bordure du vide, toujours à droite, on rejoint deux courts rappels dans une cheminée. Il convient de ne pas sauter le relais intermédiaire, sous peine de grandes difficultés à rappeler la corde. On arrive sur une autre terrasse détritique, ici on descend d’abord tout droit, et seulement vers la fin plutôt vers la droite (cairns). Relais de rappel chainé, accès un poil exposé (gare aux gravillons). Rappel de 40m ensuite descente « au plus facile » par couloir et vires en direction de la Bocca di Brenta (vers la droite, face aval).
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