Soudain Seul. Source: instagram Simon Lorenzi.

La machine belge Simon Lorenzi vient de résoudre le plus célèbre des « derniers grands problèmes » de la foret de Fontainebleau, le départ assis de « The Big Island », qu’il baptise « Soudain Seul » . Il s’agit d’un projet connu et courtisé depuis des années, mais aussi d’une ligne assurément logique et esthétique. Chapeau à lui, on attend d’en savoir plus à travers des bons médias de l’escalade: ceux qui font le boulot, pour de vrai…les fanatiques, et les grimpeurs, pour ne citer que deux exemples.

D’autres, hélas, se limitent à une activité de copier-coller à travers laquelle ils illustrent tant leur volonté de se rendre visibles sur les réseaux sociaux, que leur manque criant de culture de la discipline – ou alors, d’honnêteté intellectuelle et clarté.

Comme vous pouvez le lire dans la capture d’écran ci jointe, le site Grimpeez attribue à Dave Graham la première ascension de « The Big Island », ce qui fera tiquer tous les connaisseurs de l’histoire du bloc à Fontainebleau à cheval des années 2000 et 2010. En une phrase, avec une affirmation aussi péremptoire qu’inexacte, voilà effacés de l’histoire: un premier ascensionniste, Vincent Pochon, et une polémique intéressante en tant que révélatrice des lignes de tension qui peuvent traverser notre communauté, bien plus que pour son caractère croustillant.

Voici le bloc en question. « The Big Island » part debout et passe au plus raide, plutôt au centre-gauche de la face.

Rappel des faits: pendant les années 2000, la foret bellifontaine semblerait un peu en retrait sur d’autres parties du globe, en termes d’ouvertures de blocs extrêmes. Les bloqueurs médiatisés semblent favoriser des sites proposant, en moyenne, des lignes raides et aux prises plutôt franches-bien que souvent assez petites: on serait tentés d’y voir une envie de « rentabiliser » leur niveau en ouvrant des lignes moins soumises aux aléas de tout type (météo en premier) par rapport à ce que les rondeurs en grès bellifontain peuvent proposer. D’autres, en revanche, avancent qu’à Fontainebleau, « tout a été fait »… et pourtant il y a encore quelques projets pris d’assaut, comme cette proue du Coquibus que certains locaux montrent à Dave Graham, en vacances dans la région.

The Island, et son fameux départ

Vers la fin de son trip, le talentueux américain annonce sa réalisation du bloc, qu’il nomme « The Island » (sans « Big »…), vidéo à la clé. et voilà que dans le microcosme bleausard, un détail ne manque pas d’occasionner certaines remarques plus ou moins ironiques. Il s’agit de la position de départ de Dave, consistant en une mise en place peu gracieuse, à moitié allongé sur une marche derrière son dos, et n’ayant pas grand chose à voir avec la façon dont les locaux avaient toujours envisagé la ligne: départ débout évident et confortable (enfin…selon votre niveau!), depuis une prise évidente à peine plus bas et à gauche. Le soupçon avancé à demi mots par certains est que, n’ayant pas le temps de compléter le projet « en entier », le célèbre grimpeur se soit « validé » quelque chose qu’il faudrait plutôt appeler montée de travail. Un peu comme si en falaise, on s’accordait la croix après avoir tiré sur la première dégaine. Les fans du Dave (dont je faisais partie) y voient au contraire la signature d’un grimpeur atypique, anticonformiste et adepte de toute bizarrerie: ce qui compte est passer, peu importe si de façon étrange.

The BIG Island…

Parmi ces locaux sceptiques voir déçus, il y en a un plus touché que d’autres. Il s’agit de Vincent Pochon, qui essayait avec conviction le bloc avec le départ « évident », bien avant le trip de l’américain. Deux ans plus tard, il est le premier à réaliser cette version « rallongée » qu’il baptise « The Big Island » et qui, au fil des années, semble rencontrer plus d’adeptes parmi les répétiteurs que sa petite sœur, malgré une difficulté légèrement supérieure.

Je ne sais pas si les rédacteurs de Grimpeez ignorent tout simplement cette histoire (c’est mon soupçon), s’ils jugent inopportun de la rappeler du fait de son caractère polémique, ou si leur partisanerie les a induit à réécrire l’histoire dans le sens qu’ils préfèrent. Quoi qu’il en soit, c’est une histoire qui, au contraire, mérite d’être rappelée tant elle met en lumière des dialectiques internes à notre communauté.

Années 2010, Ondra utilisant une perche XXXL.Une quinzaine d’années plus tôt, il aurait suscité plus que de la simple hilarité?

En premier lieu, l’arbitraire concernant les « conventions » qui définissent notre pratique en milieu naturel est exposé au grand jour: telle prise, fait elle partie de la ligne ou pas? Puis je partir avec la deuxième dégaine passée, assis sur deux pads, mettre le pied dans le dièdre, délayer au repos de la voie d’à coté, mettre des genouillères, bricoler de toute pièce une voie, tirer sur l’arbre? Si votre but est la « validation » par les paires, ne cherchez pas la réponse dans votre tête, ne faites pas appel à votre bon sens, a votre esthétique ou a votre propre vision. Pliez vous au jugement de la majorité, aux usages en cours à votre époque (qu’on appelle « éthique », de façon un poil excessive) ou alors, si vous avez assez de charisme et de « poids », essayez activement de l’infléchir, par des petites transgressions: c’est peut être ce que Dave avait essayé sur ce coup ci, sans y parvenir?

Local VS Forestier…image tirée du film « Délivrance »

En deuxième lieu, on est fort tentés de reconnaitre dans l’histoire de ce bloc une double dialectique: locaux VS visiteurs, et grimpeur méconnu VS star médiatique. Il faut rappeler que si aujourd’hui les réseaux sociaux effacent un peu ces frontières du fait des possibilités d’échange et autopromotion qu’ils permettent, elles étaient bien plus concrètes il y à peine quelques années. Tout en n’étant pas du tout outré par le départ « en sauce américaine » dont on a parlé, je suis finalement assez content que la communauté semble avoir tranché en faveur du « petit local », qu’elle ait choisi David contre…Dave? (Désolé, trop tentant!)

Et pour terminer, l’importance de l’esthétique dans notre pratique est au cœur de cette vieille polémique. On veut tous grimper des lignes qui s’imposent à nos yeux, qui correspondent à notre idée de la beauté, tant dans leur géométrie que dans la gestuelle. Si le départ raccourci avait été « beau à voir », personne n’aurait ironisé dessus, et Vincent Pochon se serait rangé parmi les simples répétiteurs.

Mais sur ce dernier point, une chose est certaine: en complétant LA ligne du bas en haut, Simon Lorenzi a mis tout le monde d’accord!