Chez ggrimpe.com, vous pouvez le deviner en parcourant le site, on est passionnés de longue date de l’escalade en fissure dans toutes ses largeurs. On suit donc de façon assez naturelle les exploits, mais aussi l’œuvre de prosélytisme et divulgation des Wideboyz, alias Tom Randall et Pete Whittaker. Ce dernier a récemment sorti « crack climbing », un manuel dont la version française s’autoproclame « la bible de l’escalade en fissure ».  On se l’est procuré, en espérant avancer ultérieurement dans notre compréhension des sacres mystères du verrou.

STRUCTURE DU LIVRE

Ce manuel, qui se veut exhaustif et systématique, commence par un court chapitre qui énonce cinq règles de base de la pratique : pour poursuivre la métaphore religieuse, les traducteurs auraient pu oser un « cinq piliers » ! Il s’agit effectivement de règles de base généralisables à toute technique et largeur, comme par exemple le fait de se positionner « dans l’axe de la fissure », ou l’idée que les coincements devraient s’appuyer le plus possible sur la structure des parties osseuses du corps, et le moins possible sur une action musculaire intense.

S’en suit une tractation minutieuse des techniques, largeur par largeur, des plus petites aux plus grandes : un chapitre pour les fissures à doigts, ensuite pour celles « à mains », etc.

 Chaque chapitre-largeur commence par présenter la technique « de base », c’est-à-dire celle que l’on emploie dans une fissure qui est parfaitement « à sa taille ». Les astuces plus avancées, qui permettent d’adapter la technique de base aux fissures un peu trop petites ou trop grandes, sont traités juste après. Enfin, il est question de placement des pieds et stratégie générale d’ascension.

Les derniers chapitres traitent des fissures en toit, du placement des protections et de l’équipement – un chapitre entier est dédié au strappage des mains et aux nombreuses variations possibles.

Le tout est illustré de façon très claire et pédagogique, et agrémenté de brefs interviews de « grands maitres » de la secte discipline entre un chapitre et le suivant.

CRITIQUE

La première grande qualité de ce livre est son exhaustivité. Pour chaque technique traitée, des nombreuses variations sont proposées, permettant d’adapter le cas de figure général aux spécificités de chaque fissure et aussi des différentes morphologies. En ce sens, en tant qu’organisateur de stages d’initiation à la discipline j’ai particulièrement apprécié le chapitre dédié aux offwidths en empilement de coincements : en effet, selon votre morphologie il est possible que la meilleure combinaison de « double verrou » pour les mains et technique de coincement pour les jambes, ne soit pas exactement le même. Le livre fait l’effort d’analyser tous les cas particuliers possibles, et ne se contente pas de balayer le sujet en disant « adaptez cela à votre morphologie ». Autre chose qui m’a marqué, est le fait que certaines variations peu courantes, sont ici analysées avec autant de détail et rigueur que les techniques de base. Cela change de la plupart des articles et tutoriels disponibles, qui reflètent souvent un point de vue « personnel » de l’auteur, et donc lié à la forme de ses mains, au rocher pratiqué le plus souvent, etc…

Une approche adaptée à la matière

Certains trouveront peut-être que cette approche « encyclopédique » est ennuyeuse, voir qu’elle tue la magie d’un sport complexe et « libre » comme l’escalade. Si je comprends le fond de ces éventuelles critiques, au point de les anticiper, je pense que l’on ne peut pas en tenir rigueur à l’auteur. En effet, ce livre vient corroborer une conviction que j’ai depuis longtemps: celle que parmi toutes les formes d’escalade, les fissures à coincements sont de loin le style le plus « systématisable ». Les esprits les plus cartésiens et patients seront ravis d’explorer cette façon de grimper que l’on peut littéralement découvrir millimètre par millimètre, en « programmant » son corps à gravir des structures géométriques rectilignes plutôt semblables entre elles, mis à part leur largeur (je force volontairement le trait). Au contraire, les instinctifs et tous ceux qui se réclament d’un quelconque « art » de grimper, pourraient avoir raison de trouver que tout cela est un peu trop impersonnel, contraignant, et sous-tendu par une logique de type « chaine de montage ». Ce n’est pas pour rien qu’aux US la catégorie blue collar climbing, littéralement « escalade ouvrière », est presque synonyme de « escalade en fissure ». Je suis sûr que Pete Whittaker, loin de toute snoberie, est plutôt fier de porter son métaphorique bleu de travail 😉.

une pertinence exémplaire

Dans le chapitre dédié aux Offwidths, le livre cite une autre métaphore très américaine, qui aidera les non-initiés à comprendre quel genre de plaisir on peut tirer de ce genre d’escalade. Il s’agit de la classique définition de la Boxe comme sweet science, ou « douce science », qui est souvent reprise pour l’escalade en fissure large. En gros, l’idée est que la violence des affrontements sur le ring cacherait aux profanes le fait qu’un bon boxeur est davantage un technicien à l’approche rigoureuse et « scientifique », plutôt qu’une brutasse au petit QI, se contentant de cogner le plus fort possible. Pour progresser, le boxeur novice doit à la fois accepter les coups, la douleur, la peur, et parvenir à en faire abstraction, se focalisant sur l’apprentissage de ce qui se cache derrière. On peut effectivement reprendre cette description presque mot par mot en parlant des fissures larges, mais je dirais que cela peut s’étendre à tout type de crack climbing, du moins quand on commence : dans mon expérience d’enseignement, les meilleurs débutants sont ceux qui acceptent l’inconfort initial des verrous, la peur de grimper sur des points amovibles, et arrivent à se focaliser « froidement » sur la subtilité des techniques et de la pose des protections.

 Le passage cité ci-dessus illustre l’autre grande qualité du livre : sa grande pertinence. Pas de chichi, pas d’arnaque, chaque page est lourde d’informations précises et essentielles pour devenir un fissuriste accompli, tant quand le registre est pratico-pratique que quand il prend plus de hauteur.

Peut-on trouver des défauts à ce livre ? cela dépend beaucoup de ce que l’on en attend.

Il y a une seule critique négative qui puisse vraiment tenir la route, et elle viendra d’une partie des des débutants totaux matière de fissures (ainsi que des moniteurs organisant des stages, comme moi). En effet, la structure « encyclopédique » du livre, de A (fissures fines) à Z (cheminées), fait qu’il ne propose pas une réelle approche pédagogique. Crack Climbing ne vous explique pas par quoi commencer, dans quel ordre: en dehors de la distinction entre « verrou de base » et « verrou technique », les idées et les techniques énoncées ne sont que très peu hiérarchisées. L’autodidacte qui compte débuter de zéro aidé par la lecture de ce manuel, risque donc de se trouver perdu, ou alors de focaliser sur des détails avancés, avant d’avoir maitrisé les bases.

En revanche, ce même choix rend cette « bible de la fissure » la lecture de chevet idéale de ceux qui ont déjà reçu une bonne initiation, et veulent progresser dans leur connaissance des dogmes, dans un apprentissage « par problèmes » : tant le grimpeur ayant tout juste découvert la pratique lors d’un stage, que le passionné accompli avec plusieurs années de pratique y trouveront du grain à moudre. La meilleure façon de la consulter, serait entre une montée et l’autre dans des fissures très régulières et « stéréotypées » (typé « désert américain ») ou dans les temps de repos d’une séance d’entrainement sur un agrès spécifique (fissure en bois réglable). Quand on fait face à une largeur qui pose souci, pas de panique : on regarde ce que la bible nous suggère, et on essaye de mettre en pratique…

UNE traduction française perfectible

En lisant la version française, on se retrouve face au parti pris d’une approche très « au pied de la lettre », traduisant de mot par mot la plupart des expressions, choix qui ne m’a jamais plu (l’art de la traduction m’ayant été apprise au lycée comme « rendre au mieux dans sa propre langue et culture le sens ultime du discours de l’autre, en prenant si nécessaire quelques libertés par rapport au sens premier« ).

Personnellement, je conseille donc à tous ceux qui maitrisent l’anglais d’acheter le livre en langue originale, pour plusieurs raisons :

  1. Tout le jargon propre à la pratique est anglophone, établi depuis des décennies, et entre passionnés on l’utilise tel qu’il est, du moins pour les situations un minimum « techniques ». Par exemple, topos, récits et autres ressources documentaires feront davantage référence à un chicken wing ,  qu’à une « aile de poulet », « ala di pollo », ou « hähnchenflügel ».
  2. Certaines traductions, s’entêtant dans cette approche littérale, finissent à mon sens par devenir source de confusion. Exemple : quiconque ait grimpé aux US ou en Angleterre, sait que quand le topo parle d’un corner, il parle d’un dièdre. Comme dans enduro corner, soit « dièdre rési », définition éponyme de L2 d’Astroman, et d’une célèbre longueur dans le haut de Salathe/Freerider (voir image ci dessus). Le traducteur a étonnamment opté pour la traduction de corner cracks par « fissures en coin », nous donnant la définition suivante de « coin » : « un angle où se rencontrent deux surfaces ». Je me demande quelle est la différence avec la définition de dièdre, surtout que plus tard ce mot est utilisé quand on parle de la grimpe en grand écart (stemming). Je reste perplexe, n’ayant jamais entendu un grimpeur européen parler de « coin », « angolo » ou équivalent.
  3. Sans arriver aux effets caricaturaux d’un traducteur automatique, la lecture manque assez souvent de fluidité. On ne demande pas à un manuel d’employer une langue littéraire, mais un effort supplémentaire pour rendre la lecture agréable aurait été bienvenu – bien qu’en tant qu’Italien, je ne me permets pas d’être catégorique sur ce point : les natifs sauront mieux juger que moi.

VERDICT

Effectivement, une bible ! Plutôt une lecture « complémentaire » à l’un de mes stages d’initiation en la matière, que substitutive (ouf, j’avais peur!). À consulter en langue originale, de préférence 😉